Below is the HTML transcription,
with digital images, of story 19 in the Gordon copy of
the Heptameron (Paris: Benoist
Prevost, 1560).
• Conseils pour lire
une édition ancienne. (Tips on reading
a sixteenth-century edition)
70 verso

LA II. IOVRNEE DES NOUVELLES
De deux amans, qui par desespoir
d'estre mariez ensemble se rendirent en religion,
l'homme à sainct François, & la
fille à saincte Claire.
NOVVELLE NEVFIESME.
AU TEMPS du Marquis de Mantouë,
qui auoit espousé la soeur du Duc de Ferrare,
y auoit, en la maison de la Duchesse, vne damoiselle
nommée Pauline, laquelle estoit tant aimée
d'vn gentil-homme seruiteur du Marquis, que la grandeur
de son amour faisoit esmerueiller tout le monde: veu
qu'il estoit pauure & tant gentil compagnon, qu'il
deuoit chercher (pour l'amour que luy portoit son
maistre) quelque femme riche: mais il luy sembloit
que tout le tresor du monde estoit en Pauline, lequel
en l'espousant, il pensoit posseder. La Marquise,
desirant que par sa faueur, Pauline fust mariée
plus richement, l'en degoutoit le plus qu'il luy estoit
possible, & les empeschoit souuent de parler ensemble,
leur remonstrant que, si le mariage se faisoit, ils
seroient les plus pauures & miserables de toute
l'Italie. Mais ceste raison ne pouuoit entrer en l'entendement
du gentil-homme. Pauline de son costé dissimuloit
le mieux qu'elle pouuoit son amitié, toutesfois
elle n'en pensoit pas moins. Ceste amitié dura
longuement auec vne esperance que le temps leur apporteroit
quelque meilleure fortune. Durant lequel vint vne
guerre, ou ce gentil-homme fut prins prisonnier auec
vn François, qui n'estoit moins amoureux en
France, que luy en Italie. Et quand ils se trouuerent
compagnons de leurs fortunes, ils commencerent à
descouurir leurs secrets l'vn à l'autre. Et
confessa le Françoys, que son cueur estoit
ainsi prisonnier que le sien, sans luy vouloir nommer
le lieu. Mais pour estre tous deux au service du Marquis
de Mantouë, sçauoit bien ce gentil-homme
François, que son compagnon aimoit Pauline,
& pour l'amitié qu'il auoit en son bien
& profit, luy cõseilloit d'en oster sa
fantasie. Ce que le ge[n]til-homme Italien iuroit
n'estre en sa puissance, & que, si le Marquis
de Mantouë,
71 recto
pour recompense de sa prison, & des bons seruices
qu'il luy auoit faicts, ne luy donnoit s'amie, il
s'en iroit rendre cordelier, & ne seruiroit iamais
maistre, que Dieu. Ce que son compagnon ne pouuoit
croire, ne voyãt en luy vn seul signe de la
religion, fors la deuotion qu'il auoit en Pauline.
Au bout de neuf moys fut deliuré le gentil-homme
François, & par sa bonne dilige[n]ce feit
tant qu'il meist son compagnon en liberté,
& pourchassa le plus qu'il luy fut possible enuers
le Marquis & la Marquise, le mariage de Pauline.
Mais il n'y peut aduenir ny rien gagner, en luy mettant
la pauureté deuant les yeux, ou il leur faudroit
tous deux viure, & aussi que de tous costez les
parens n'en estoient pas contens ne d'opinion. Et
luy defendoient qu'il n'eust plus à parler
à elle, à fin que ceste fantasie s'en
allast par l'absence & impossibilité. Et
quand il veid qu'il estoit contrainct d'obeïr,
demanda congé à la Marquise de dire
à-Dieu à Pauline, puis que iamais il
ne parleroit à elle; ce qui fut accordé,
& à l'heure commença à luy
dire: Puis qu'ainsi est, Pauline, que le ciel &
la terre sont contre nous, non seulement pour nous
empescher de nous marier ensemble, mais (qui plus
est) pour nous oster la veuë & parole, dont
noz maistre & maistresse nous ont faict si rigoureux
commandement: ils se peuuent bien vanter qu'en vne
parole ils ont blessé deux cueurs, dont les
corps ne sçauroient plus faire que languir,
monstrans bien par cest effect, qu'oncques amour ne
pitie n'entrerent en leur estomach. Ie sçay
bien que leur fin est de nous marier bien et richement
chacun: car ils ignorent, que la vraye richesse gist
au contentement: mais si m'ont ils faict tant de mal
& de desplaisir, qu'il est impossible que iamais
ie leur puisse faire service. Ie croy bien que, si
iamais ie n'eusse parlé de ce mariage, ils
ne fussent pas si scrupuleux qu'ils ne nous eussent
assez souffert parler e[n]semble: vous asseurãt
que i'aimerois mieux mourir, que changer mon opinion
en pire, apres vous auoir aimé d'vne amour
si hõnete & vertueuse, & pourchassé
enuers vous ce, que ie deurois defendre enuers tous.
Et pource qu'en vous voyant ie ne sçaurois
porter ceste dure patience, & qu'en ne vous voyant
mon cueur (qui ne peut demeurer vuide) se rempliroit
de quelque desespoir dont la fin seroit malheureuse:
ie me suis deliberé (& de long temps) de
me mettre en religion: non que ie ne sçache
71 verso
tresbien qu'en tous estats l'homme se peut sauuer,
mais pour auoir plus grand loisir de contempler la
bonté divine, laquelle, comme i'espere, aura
pitié des fautes de ma ieunesse, & changera
mon cueur autant pour aimer les choses spirituelles
qu'il a faict les temporelles. Et si Dieu me faict
la grace de gagner la science, mon labeur sera incessamment
employé à prier Dieu pour vous. Vous
suppliãt par ceste amour tãt ferme &
loyale, qui a esté entre nous deux, auoir memoire
de moy en voz oraisons, & prier nostre seigneur
qu'il me donne autãt de cõstance en
ne vous voyant point, qu'il m'a donné de contentement
en vous voyant. Et pource que i'ay esperé toute
ma vie auoir de vous par mariage ce que l'honneur
& conscience permettent, ie me suis contenté
d'esperance, Mais maintenant, que ie la perds, &
que ie ne puis iamais auoir de vous le traictement
qui appartient à vn mari, au moins, pour dire
à-Dieu, ie vous prie me traicter en frere,
& que ie vous puisse baiser. La pauuvre Pauline,
qui tousiours luy auoit esté assez rigoureuse,
cognoissant l'extremité de sa douleur, &
honnesteté de sa requeste, & qu'en tel
desespoir se sontentoit d'vne chose si raisonnable,
sans luy respondre autre chose, luy va ietter les
bras au col, plorant auec vne si grande amertume &
saisissement de cueur, que la parole & la force
luy defaillirent, & se laissa tomber entre ses
bras euanouye: dont la pitié qu'il en eut,
auec l'amour & la tristesse, luy en feirent faire
autãt. Tellement que l'vne de ses compagnes,
les voyant tomber l'vn d'un costé, & l'autre
d'autre, appella du secours, qui à force de
remedes les feit reuenir. Alors Pauline, qui auoit
desiré de dissimuller son affection, fut honteuse,
quand elle s'apperceut qu'elle l'auoit monstrée
si vehemente. Toutefois la pitié du pauure
gentil-homme seruit à elle de iuste excuse,
& ne pouuant plus porter ceste parole, de dire
à-Dieu pour iamais, s'en alla vistement le
cueur & les dents si serrez, qu'entrant dans sa
chambre, comme vn corps mort sans esprit, se laissa
tomber sur son lict, & passa la nuict en si piteuses
lamentations, que ses seruiteurs pensoient qu'il eust
perdu tous ses parens & amis, & tout ce qu'il
pouuoit auoir de biens sur la terre. Le matin, se
recommanda à nostre seigneur, & apres qu'il
eut departy à ses seruiteurs le peu de bien
qu'il auoit, & prins auec luy quelque somme d'argent,
72 recto
defendit à ses gens de le suyure, & s'en
alla tout seul à la religion de l'obseruance
demander l'habit, deliberé de iamais n'en porter
d'autre. Le gardien, qui autresfois l'auoit veu, pensa
au commencement, que ce fust mocquerie, ou songe:
car il n'y auoit en tout le païs gentil-homme,
qui moins que luy eust grace de cordelier, pource
qu'il auoit en luy toutes les bonnes graces &
vertus, que lon sçauroit desirer en vn gentil-homme.
Mais apres auoir entendu ses paroles, & veu ses
larmes, coulans sur son visage comme ruisseaux, ignorant
dont en venoit la source, le receut humainement. Et
bien tost apres voyant sa perseuerance luy bailla
l'habit, qu'il receut bien deuotement, dont furent
aduertiz le Marquis et la Marquise, qui le trouuerent
si estrangé, qu'à peine le pouuoient
ils croire. Pauline, pour ne se montrer subiecte à
nulle amour, dissimula le mieux qu'il luy fut possible
le regret qu'elle auoit de luy, en sorte que chacun
disoit qu'elle auoit bien tost oublié la grande
affection de son loyal seruiteur: & ainsi passa
cinq ou six mois, sans en faire autre demonstrance.
Durant lequel temps luy fut, par quelque religieux,
monstrée vne chanson, que son seruiteur auoit
composée vn peu apres qu'il eut prins l'habit.
De laquelle le chant est Italien, & assez commun:
mais i'en ay voulu traduire les mots en Françoys,
le plus pres de l'Italien, qu'il ma esté possible,
qui sont tels.
Que dira elle,
Que fera elle,
Quand me verra de ses yeux
Religieux?
Las! la pauurette,
Toute seulette,
Sans parler long temps sera
Escheuelée,
Desconsolée:
L'estrange cas pensera:
72 verso

Son penser (parauanture)
En monastere & closture
A la fin la conduira.
Que dira elle, &c.
Que diront ceux
Qui de nous deux
Ont l'amour & bien privé,
Voyans qu'amour
Par vn tel tour
Plus parfaict ont approuué?
Regardans ma conscience,
Ils en auront repentance,
Et chacun d'eux plorera.
Que dira elle, &c.
Et s'ils venoient,
Et nous tenoient
Propos pour nous diuertir,
Nous leur dirons
Que nous mourrons
Icy, sans iamais partir.
Puis que leur rigueur rebelle
Nous faict prendre robbe telle,
Nul de nous ne la lairra.
Que dira elle, &c..
Et si prier
De marier
Nous viennent pour nous tenter,
En nous disant
73 recto

L'estat plaisant
Qui nous pourroit contenter,
Nous respondrons que nostre ame
Est de Dieu aimée & femme,
Qui point ne la changera.
Que dira elle, &c.
O amour forte,
Qui ceste porte
Par regret m'as faict passer,
Fais qu'en ce lieu
De prier Dieu
Ie ne me puisse lasser;
Car nostre amour mutuelle
Sera tant spirituelle,
Que Dieu s'en contentera.
Que dira elle, &c.
Laissons les biens
Qui sont liens
Plus durs à rompre que fer,
Quittons la gloire
Qui l'ame noire
Por orgueil meine en enfer.
Fuyons la concupiscence,
Prenons la chaste innocence,
Que Iesus nous donnera
Que dira elle, &c.
Viens donc amie,
Ne tarde mie
73 verso

Apres ton parfaict amy:
Ne crains à prendre
L'habit de cendre,
Fuyant ce monde ennemy:
Car d'amitié viue & forte
De sa cendre fault que sorte
Le Phenix, qui durera.
Que dira elle, &c.
Ainsi qu'au monde
Fut pure & munde
Nostre parfaicte amitié,
Dedans le cloistre
Pourra paroistre
Plus grande de la moitié.
Car amour loyal & ferme,
Qui n'a iamais fin ne terme,
Droict au ciel nous conduira.
Que dira elle, &c.
Quand elle eut bien au long leu ceste
chanson, estant à part en vne chappelle, se
meist si fort à plorer, qu'elle arrousa tout
le papier de larmes. Et n'eust esté la crainte
qu'elle auoit de se monstrer plus affectionnée
qu'il n'appartient, n'eust failly de s'en aller incontine[n]t
mettre en quelque hermitage, sans iamais veoir creature
du monde: mais la prudence qui estoit en elle la contraignit
pour quelque temps dissimuler. Et combien qu'elle
eust prins resolution de laisser entiereme[n]t le
monde, si feignit elle le cõtraire, & changeoit
si fort son visage, qu'estant en cõpaignie,
ne ressembloit de rien qui soit à elle mesme.
Elle porta en son cueur ceste deliberation couuerte
cinq ou six mois, se monstrant lus ioyeuse qu'elle
n'auoit de coustume. Mais vn iour, alla auec sa maistresse
à l'observance, ouyr la grand messe, &
ainsi que le prestre, diacre & soudiacre sortoient
74 recto

du reuestoire pour venir au grand autel, son pauure
seruiteur, qui n'auoit encores parfaict l'an de sa
probation, seruoit d'accolite, & portant les deux
canettes en ses deux mains couuertes d'vne toille
de soye venoit le premier, ayant les yeux contre terre.
Quand Pauline le veid en tel habillement, ou sa beaulté
& grace estoient plustost augmentées que
diminuées, fut si fort estonée &
troublée, que pour couurir la cause de la couleur
qui luy venoit au visage, se print à tousser.
Et son pauure seruiteur, qui entendoit mieux ce son
là, que celuy des cloches de son monastere,
n'osa tourner la teste, mais en passant par deuant
elle ne peust garder ses yeux, qu'ils ne prinssent
le chemin que si long temps ils auoient tenu. Et en
regardant piteusement Pauline, fut si saisi du feu
qu'il pensoit quasi esteint, que le voulant plus celer
qu'il ne pouuoit, tomba tout de son hault deuant elle.
Et la crainte qu'il eut que la cause en fust cogneuë,
luy feit dire que c'estoit le paué de l'eglise,
qui estoit rompu en cest endroit. Quand Pauline cogneut,
que le changement de l'habit n'auoit changé
le cueur, & qu'il y auoit si long te[m]ps qu'il
s'estoit rendu, que chacun pensoit qu'elle l'eust
oublié, se delibera de mettre à execution
le desir qu'elle auoit eu de rendre la fin de leur
amitié semblable en habit, forme & estat
de viure, comme ils auoient esté viuãs
en vne maison soubs pareil maistre & maistresse.
Et pource que plus de quatre mois au parauãt
auoit donné ordre à tout ce que luy
estoit necessaire pour entrer en religion, vn matin
demanda congé à la Marquise d'aller
ouyr messe à saincte Claire, qu'elle luy octroya,
ignorant pourquoy elle luy demandoit: & en passant
par les cordeliers, pria le gardien de luy faire venir
son seruiteur qu'elle appelloit son pare[n]t. Et quand
elle le veid en vne chapelle à part, elle luy
dict. Si mon honneur eust permis qu'aussi tost que
vous, ie me fusse osé mettre en religion, ie
n'eusse tant attendu: mais ayant rompu par ma patience
les opinions de ceux qui plustost iugent mal que bien,
ie suis deliberée de prendre l'estat, la robbe,
& la vie telle que ie voy la vostre, sans enquerir
quel il y faict. Car si vous auez du bien i'en auray
ma part, & si auez du mal ie n'en veux estre exempte.
Car par tel chemin que vous irez en paradis, ie vous
veux suiure: estãt asseurée que celuy
qui est le vray, parfaict, & digne d'estre nommé
amour, nous a tirez à son ser-
74 verso
uice par vne amitié honneste & raisonnable,
laquelle il conuertira par son sainct esprit du tout
en luy. Vous priant que vous & moy oublions ce
corps qui perit et tie[n]t du vieil Adam, pour receuoir
& reuestir celuy de nostre espoux Iesus Christ.
Ce seruiteur religieux fut tãt aise & tant
content d'ouïr sa saincte volunté, qu'en
pleurant de ioye luy fortifia son opinion le plus
qu'il luy fut possible, luy disant puis qu'il ne pouuoit
auoir d'elle au mõde autre chose que la parolle,
qu'il se tenoit bien heureux d'estre au lieu ou il
auoit tousiours moyen de la reueoir, & qu'elle
seroit telle, que l'vn & l'autre n'e[n] pourroit
que mieux valloir, viuans en vn estat d'vn amour,
d'vn cueur & d'vn esprit, tirez & conduicts
de la bonté de Dieu, lequel il supplioit les
tenir en sa main ou nul ne peult perir. Et en ce disant
& pleurant d'amour & de ioye luy baisa les
mains, mais elle abbaissa son visage iusques à
la main, & se dõnerent par vraye charité
le sainct baiser de dilection. Et se contentant s'en
partit Pauline, & entra en la religion de saincte
Claire, ou elle fut receuë & voilée.
Ce qu'apres elle feit entendre à ma dame la
Marquise, qui en fut tant esbahie, qu'elle ne le pouuoit
croire: mais s'en alla le lendemain au monastere pour
veoir & s'efforcer de la diuertir de son propos.
A quoy Pauline luy feist response: que si elle auoit
eu puissance de luy oster vn mary de chair (l'homme
du monde qu'elle auoit le plus aimé) elle s'en
deuoit contenter, sans chercher de la vouloir separer
de celuy qui estoit immortel & inuisible: car
il n'estoit pas en sa puissance, ny de toutes les
creatures du monde. La Marquise voyant son bon vouloir,
la baisa, la laissant à grand regret. Et depuis
vesquirent Pauline & son seruiteur si saincteme[n]t
& devotement en leur observance, que lon ne doit
douter que celuy, duquel la fin de la loy est charité,
ne leur dist à la fin de leur vie comme à
la Magdeleine, que leurs pechez leur estoient pardonnez,
veu qu'ils auoient beaucoup aimé, & qu'il
ne les retirast en paix au lieu ou la recompense passe
tous les merites des hommes.
Vous ne pouuez icy ignorer, mes dames,
que l'amour de l'hõme ne se soit monstrée
la plus grande, mais elle luy fut si bien renduë,
que ie voudrois que tous ceux qui s'en meslent en
fussent autant recompensez. Il y auroit donc, dist
Hircan, plus de fols & de folles qu'il n'y en
eut oncques. Appellez vous fol-
75 recto

lie, dist Oisille, d'aimer honestement en la ieunesse,
& puis conuertir tout cest amour en Dieu? Hircan
en riant luy respondit: Si melencolie & desespoir
sont louables, ie diray que Pauline & son seruiteur
sont bien dignes d'estre louëz. Si est-ce que
Dieu, dist Geburon, a plusieurs moyens pour nous tirer
à luy, dont les commencemens semblent estre
mauuais, mais la fin en est tresbonne. Encores ay-ie
vne opinion, dist Parlamente, que iamais homme n'aimera
parfaictement Dieu, qu'il n'ait parfaictement aimé
quelque creature en ce mõde. Qu'appellez vous
parfaicteme[n]t aimer? dist Saffrede[n]t: estimez
vous parfaicts amãs ceux qui sont transiz,
& qui adorent les dames de loing sans oser monstrer
leur volonté? I'appelle parfaicts amans, luy
respondit Parlamente, ceux qui cherchent, en ce qu'ils
aiment quelque perfection, soit bonté, beauté,
ou bonne grace, tousiours tendans à la vertu,
& qui ont le cueur si hault et si honneste qu'ils
ne veullent pour mourir mettre fin aux choses basses,
que l'honneur & la conscience reprouuent. Car
l'ame, qui n'est creée, que pour retourner
à son souuerain bien, ne faict tant qu'elle
est dedans le corps, que desirer d'y paruenir. Mais
à cause que les sens par lesquels elle en peut
auoir nouuelle, sont obscurs & charnels par le
peché du premier pere, ne luy peuve[n]t monstrer,
que les choses visibles plus approchantes de la perfection,
apres quoy l'ame court, cuidans trouuer en vne beauté
exterieure, en vne grace visible & aux vertuz
morales, la souueraine beauté, grace &
vertu. Mais quand elle les a cherchez & experimentez,
& n'y trouue point celuy qu'elle aime, elle passe
outre, comme l'enfant, qui selon sa petitesse aime
les pommes, les poires, les poupées & autres
petites choses, les plus belles que son oeil peult
veoir, & estime richesses d'assembler des petites
pierres: mais en croissant aime les poupines viues,
& amasse les biens necessaires pour la vie humaine.
Mais, quand il cognoist par plus grande experience
que es choses territoires n'y a nulle perfection ne
felicité, il desire chercher la vraye felicité,
& le facteur & source d'icelle. Toutesfois
si Dieu ne luy ouure l'oeil de foy, seroit en danger
de venir d'vn ignorant vn infidele philosophe. Car
foy seulement peult monstrer & faire receuoir
le bien, que l'homme charnel & animal ne peult
ente[n]dre. Ne voyez vous pas bien, dist Lon-
75 verso

garine que la terre nõ cultiuée porte
beaucoup d'arbres & herbes cõbien qu'ils
soient inutiles, si est-ce qu'elle est bien desirée
pour l'espoir qu'on a qu'elle portera bon grain, quand
elle sera semée et bien cultiuée. Aussi
le cueur de l'homme qui n'a autre sentiment qu'aux
choses visibles, ne vie[n]dra iamais à l'amour
de Dieu par la semence de sa parolle: car la terre
de son cueur est sterile, froide & damnée.
Voila pourquoy, dist Saffredent, la plus part des
hommes sont deceuz, lesquels ne s'amusent qu'aux choses
exterieures, & contemnent le plus precieux, qui
est dedans. Si ie sçauois, dist Simontault,
bien parler Latin, ie vous alleguerois que sainct
Iean dict: que celuy qui n'aime son frere qu'il veoit,
coment aimera-il Dieu qu'il ne veoit poinct? car par
les choses visibles, on est attiré à
l'amour des choses inuisibles. Qui est-il, dist Emarsuitte,
& laudabimus eum, ainsi parfaict que vous le dictes?
Il y en a, respondit Dagoucin, qui aiment si fort
& si parfaictement, qu'ils aimeroient mieux mourir,
que de sentir vn desir contre l'honneur & la conscience
de leurs maistresses, & si ne veullent qu'elles
ne autres s'en apperçoiuent. Ceux lá,
dist Saffredent, sont de la nature du Camaleon qui
vit de l'air. Car il n'y a homme au monde, qui ne
desire declarer son amour, & de sçauoir
estre aimé: & si croy qu'il n'est si forte
fiebure d'amitié, qui soudain ne se passe,
quãd on cognoist le contraire. Quant à
moy, i'en ay veu des miracles euidents. Ie vous prie,
dist Emarsuitte, prenez ma place, & nous racomptez
de quelqu'vn qui soit resuscité de mort à
vie, pour cognoistre le contraire en sa dame de ce
qu'il desiroit. Ie crains tant, dist Saffredent, de
desplaire aux dames de qui i'ay esté &
seray à iamais seruiteur, que sans expres commandement,
ie n'eusse osé racompter leurs imperfections:
mais pour obeïr ie ne celeray la verité.
• View the digital facsimile of the entire book. (Gordon
1560.M35).
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